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[Mercredi 18 septembre 1996. Jacques Allaire a téléphoné, tôt ce matin, pour nous dire que Deligny s’est éteint, à l’aube — si nous avons bien compris —, entouré des siens, à Monoblet. Il avait refusé une nouvelle hospitalisation. Difficultés respiratoires. La lampe n’avait plus d’huile.]
et ceux du radeau, demain encore.
Depuis un an, presque jour pour jour, que ce blog se propage, je cherche comment parler de lui. Le brouillon d'une chronique, avec ce portrait magnifique et ces quatre lignes d'une note noircie le matin de sa mort, est prêt depuis des mois. Aujourd'hui, l'absence de Fernand Deligny dans l'index ne laisse de me paraître scandaleuse. Mais comment faire à l'égard de la plupart des lecteurs à qui son nom même n'indique rien de familier ? Ce serait une horreur de laisser entendre un seul instant que Deligny ait pu représenter un produit culturel à ce point incontournable qu'il y aurait lacune à l'ignorer.
Peut-être aurais-je dû simplement mettre en ligne cette photographie avec la note, juste en dessous, et laisser faire, placer ma confiance dans la curiosité de mes lecteurs.
Deligny (on me contestera ce raccourci, j'en prends le risque) c'est le bas-côté bien plus que la marge (qui est un lieu couru), c'est le hors, c'est l'encontre, c'est le vers : pas une miette de sens qui épouse les complaisances du siècle dans lequel il a vécu, ni celles du nôtre désormais, où il continue de vivre sur ce qu'il a nommé le radeau. Pour tenter de le silhouetter au moins, je suis sincèrement désolé de n'avoir pas trouvé mieux, sur la Toile, neuf ans après sa mort, que le texte que nous avions écrit pour lui rendre hommage dans une revue, celle que nous avions sous la main, à l'époque. Jacques Lin et Gisèle Ruiz, qui poursuivent le travail engagé il y a près de quarante ans à Monoblet en Cévennes, le proposent sur le seul site consacré à celui que ses proches continuent d'appeler Le Del'.
La remise au jour d'un film, Le Moindre Geste, et la parution d'un volume qui donne à lire ses derniers écrits, Essi et Copeaux, apportent deux nouvelles voies d'accès à ce qui fut une vie avant d'être une œuvre. Deligny, en effet, c'est d'abord un engagement corps et biens dans la proximité des enfants difficiles : cas sociaux dans l'immédiat après-guerre, avec l'expérience de La Grande Cordée, mise en place d'un réseau non institutionnel d'enfants autistes dans les Cévennes en 1968 (l'ouvrage d'aujourd'hui comporte une précieuse chronologie biobibliographique).
C'est dans la ferme du hameau de Graniers, près de Monoblet, que Deligny poursuit jusque dans son grand âge un travail de terrain qui s'écrit sans relâche, dans lequel la trace se substitue aux mots qui font défaut :
Celui
Qui ne dit rien
a perdu ses mots
avant même que de naître
Dans un bref avant-propos, Jacques Allaire [1] évoque les circonstances dans lesquelles furent rédigés les textes qu'il présente aujourd'hui : Ces dernières années, hanche brisée, malade et amaigri, Deligny a dû abandonner son établi. Il passe maintenant de longues heures mal à son aise, immobilisé au creux d'un fauteuil sans âge, attentif à son cœur, au va et vient du sang dans ce vieux corps décharné. Il ne s'est toutefois pas éloigné de la vieille planche de châtaignier où, durant toutes ces longues années, il n'a eu d'autres vues que celles du dos de sa main laissant trace sur la feuille blanche de format A3.
L'éditeur s'est efforcé de reproduire l'organisation des pages manuscrites de Deligny. Les Copeaux s'y présentent en petits pavés ferrés à gauche, en quinconce. Ici et là – comme surgissent dans Essi, qui ouvre le volume, des mots ou un seul caractère que la main érige en lettrine –, un point d'interrogation recourt au gigantisme pour rendre interrogatif un copeau qui, grammaticalement, ne l'est pas. Jacques Allaire le souligne, pour l'œil sur la page, mais aussi pour l'image mentale tracée à l'économie, Copeaux fait songer à l'art du haïku.
Hanche brisée
par ma fenêtre
les branches
qui ne se fatiguent pas
d'avoir à supporter
le ciel.
Celui qui ne dit rien
épluche les pommes de terre
Il en éplucherait
jusqu'à ce soir et jusqu'à demain
si le tas ne diminuait pas.
Le regard de qui
ne se dit rien
faute de qui
pour se dire.
Jamais, me semble-t-il, la proximité n'a été plus grande et plus fervente que dans ces textes entre cette vie d'homme – consumée dans l'interrogation et l'amour – et cet autre-qui-se-tait, sans cesse présent aux abords de la main qui écrit.
[Longtemps, Deligny et les siens ont relevé sur des cartes rudimentaires les itinéraires de l'autiste dans la cévenne alentour. L'écriture du corps cheminant tiendrait lieu de parole à celui qui ne dit rien. Ces cartes sont (in)connues sous le nom de lignes d'erre. En 1980, les maîtres d'œuvre d'une vaste exposition consacrée aux représentations que l'homme s'est faites de la planète où reposent ses pieds ne s'y sont pas trompés [2]. Il se peut que, pour rejoindre Deligny, il nous faille aujourd'hui partir d'ailleurs, c'est-à-dire de bien plus loin que le bourbier des sciences dites humaines où l'on a enlisé son œuvre et son nom.]
• Essi & Copeaux, Derniers écrits et aphorismes, éditions Le Mot et le Reste, 2005. 22 euros. ISBN : 2-915378-16-9 – 35, traverse de Carthage 13008 Marseille. Courrier électronique : ed.mr@wanadoo.fr
[1] Jacques Allaire est l'exécuteur testamentaire de Fernand Deligny.
[2] Cartes et Figures de la Terre, exposition réalisée par le Centre de Création industrielle au Centre Georges Pompidou du 24 mai au 17 novembre 1980. Catalogue, CCI Édition, 1980 ; les lignes d'erre de Deligny sont présentées aux pages 194-195.
Fernand Deligny à Monoblet en juillet 1996, photographie de Jacqueline Gesta. Sur cette photographie, prise quelques mois avant sa mort, Fernand Deligny tient devant lui l'écritoire en châtaignier soutenant les feuilles de papier de large format sur lesquelles il écrivait. Fortement agrandi, le cliché révèle une page des Copeaux que reproduit le volume qui vient de paraître.
[En lien dans le texte] Ligne d'erre (carte tracée par Jacques Lin, retranscrite par Gisèle Durand-Ruiz) et légende de Fernand Deligny ; fac-similé des pages 6 et 7 des Cahiers de l'immuable volume 1, revue Recherches, n° 18, avril 1975. [Zoom sur le texte manuscrit de Fernand Deligny]